Sauver des vies et des membres : prévention des amputations attribuables au diabète — Harish Rangan et Dr Karim Manji
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32 min | Publié le 14 novembre 2024
40 amputations sont pratiquées chaque jour dans les hôpitaux du Canada. Et le plus grand coupable est le diabète. Notre animatrice Avis Favaro reçoit
- Harish Rangan, qui a lui-même subi une amputation attribuable à la maladie;
- le Dr Karim Manji, directeur du Zivot Limb Preservation Centre à Calgary, dont l’équipe travaille sur des méthodes qui permettent de réduire le nombre d’amputations et qui ont produit des premiers résultats encourageants.
Cet épisode est disponible en anglais seulement.
Transcription
Avis Favaro
40 amputations par jour sont pratiquées dans les hôpitaux du pays. Des Canadiens perdent un orteil, un pied, une jambe entière. Et le plus grand coupable est le diabète. À la longue, des taux élevés de sucre, qu’ils soient liés au diabète de type 1 ou de type 2, peuvent déclencher une inflammation et endommager les vaisseaux sanguins et les nerfs.
Harish Rangan, un résident de Calgary, l’a payé cher, car il a perdu une partie du pied et une jambe.
Harish Rangan
Oui. Quand je vois ma jambe, il y a 52 points de suture, et toute la jambe sous le genou a disparu. C’est épouvantable. Cette fois-là , j’ai pleuré, en fait.
Si j’abandonnais, si je perdais ma jambe, c’est comme si toute ma vie s’envolait.
Avis Favaro
Un nouveau rapport de l’Institut canadien d’information sur la santé montre que le diabète est non seulement l’une des maladies chroniques les plus répandues au Canada, mais que les chiffres sont en augmentation. Des signes inquiétants montrent que les amputations qui en résultent touchent plus souvent les personnes qui vivent dans les quartiers à faible revenu, les personnes qui ont un faible niveau de scolarité et celles qui vivent dans les régions rurales ou éloignées.
Nous entendrons le Dr Karim Manji, directeur du Zivot Limb Preservation Centre de Calgary, qui affirme que, trop souvent, la maladie est diagnostiquée tardivement.
Karim Manji
Il arrive que la quasi-totalité du pied s’engourdisse à un point tel que l’on peut marcher sur quelque chose sans s’en rendre compte. Par exemple, une aiguille.
Une fois, un bout d’os d’aile de poulet s’est retrouvé dans le pied d’un patient diabétique qui ne se doutait pas qu’il avait marché sur quelque chose. Il a simplement remarqué que son chat mâchait l’autre extrémité de l’aile de poulet, ce qui l’a amené à penser qu’une partie de l’os se trouvait dans son pied.
Avis Favaro
C’est une situation préoccupante, c’est certain, et c’est pourquoi cet épisode est si important.
Bonjour et bienvenue au Balado d’information sur la santé au Canada. Nous l’appelons BISC pour faire court.
Je suis Avis Favaro, et j’anime cette discussion.
Les opinions exprimées ici ne reflètent pas nécessairement celles de l’ICIS, mais il s’agit d’une discussion ouverte, qui fait état d’une situation préoccupante : les médecins estiment que près d’un million de Canadiens risquent de développer des complications pouvant entraîner la perte d’un bras ou d’une jambe, ou même la mort.
Harish Rangan se joint à nous depuis Calgary. Enchantée de faire votre connaissance.
Harish Rangan
Enchanté, Avis.
Avis Favaro
Merci d’être venu parler d’un sujet très difficile, car il s’agit de l’amputation, et vous le savez parce que vous en avez subi une.
Harish Rangan
Oui, en effet. Je suis passé par là au cours des 3 dernières années — en fait, presque 4, maintenant.
Avis Favaro
Oui. Je parlais à quelqu’un qui disait que l’amputation changeait tout.
Harish Rangan
C’est vrai. Cela change toute votre vie. Oui, exactement.
Avis Favaro
L’une des raisons pour lesquelles nous faisons cet épisode est que nous nous intéressons au nombre d’amputations, en particulier celles liées au diabète. J’ai consulté les chiffres de l’ICIS, qui font état de 40 amputations par jour.
Harish Rangan
Oh, wow. Je ne le savais pas.
Avis Favaro
Oui. Cela en fait donc 2 par heure à l’échelle du Canada — il y a des gens qui perdent un orteil...
Harish Rangan
Quelqu’un a été amputé. Oui. Wow.
Avis Favaro
... une jambe. Cela vous surprend-il?
Harish Rangan
Oui, tout à fait. Je ne savais pas que les chiffres étaient aussi élevés.
Avis Favaro
En effet. Quand vous êtes-vous rendu compte que vous aviez développé un diabète de type 2?
Harish Rangan
Je suis diabétique depuis 15 ans, mais en réalité je l’ai découvert après 10 ans. Après les 5 premières années, je ne savais même pas que j’étais diabétique; j’avais quelques symptômes, comme un fréquent besoin d’uriner, une soif soudaine, la fatigue, et tout le reste, mais comme je travaillais aussi à l’époque, je ne l’ai pas remarqué. Je pensais que c’était normal. Vous savez?
Avis Favaro
Alors quand vous avez reçu votre diagnostic, votre glycémie était très élevée.
Harish Rangan
Très élevée, oui. Parce qu’il m’est arrivé de m’évanouir.
Avis Favaro
Vous vous êtes évanoui?
Harish Rangan
Exactement.
Avis Favaro
Au travail?
Harish Rangan
Pas au travail. À la maison. Tôt le matin, au moment de me lever, ma tension artérielle était très basse et ma glycémie était élevée. Je me suis levé, et je me suis évanoui, comme si je m’étais écroulé pendant 2 minutes, puis je me suis relevé. Je me suis donc demandé ce qui se passait.
Ensuite, je suis allé chez le médecin, qui m’a fait passer tous les tests. C’est alors que j’ai réalisé que j’étais diabétique. Depuis, je prends des médicaments.
Avis Favaro
Et vous étiez gérant d’un dépanneur?
Harish Rangan
Oui, je gérais un dépanneur Mac’s. Il opère maintenant sous la bannière Circle K, et j’y ai été concessionnaire et gérant.
Avis Favaro
De longues heures de travail, donc. Beaucoup de stress?
Harish Rangan
De longues heures. Absolument. Les magasins sont ouverts 24 heures sur 24. Si vous n’avez pas d’employés, vous êtes obligé de travailler, que ce soit le jour ou la nuit.
Avis Favaro
Tout à fait. Passons donc au diagnostic. Un taux de sucre élevé finit par provoquer une inflammation, et endommage les vaisseaux sanguins et les nerfs. Certaines personnes ne sentent même pas...
Harish Rangan
Tout à fait.
Avis Favaro
... les dommages que pourraient subir leurs membres.
Harish Rangan
Oui.
Avis Favaro
C’est ce qui vous est arrivé?
Harish Rangan
En fait, oui. C’est vrai. Ça m’est arrivé. Parce que je ne ressens aucun picotement ou quoi que ce soit. Si quelque chose me pince, par exemple, je ne ressens aucune douleur.
Avis Favaro
Quand avez-vous remarqué qu’il y avait un problème avec votre orteil?
Harish Rangan
Je suis allé me baigner à une source naturelle, et je venais de sortir de l’eau. Une pierre a blessé mes orteils. C’est comme si je m’étais coupé avec un petit couteau. Les coupures deviennent de plus en plus importantes et s’infectent. Il y a aussi un grand trou qui s’étend aux orteils latéraux.
Et quand la douleur devient trop forte, il est difficile de marcher, alors ça s’aggrave. Je vais donc à l’urgence.
Avis Favaro
Vous y êtes allé?
Harish Rangan
Je suis allé à ...
Avis Favaro
Et que s’est-il passé?
Harish Rangan
Ensuite, on m’a dit que mon orteil s’était infecté. Il faut donc l’amputer. Parce que si on ne le fait pas, l’infection atteindra les os, et ce sera pire.
Avis Favaro
Qu’avez-vous ressenti?
Harish Rangan
Je me suis senti très mal à ce moment-là . J’ai dit, non, non, non, je ne veux pas qu’on me l’ampute. Il faut faire quelque chose. Donnez-moi un antibiotique ou quelque chose comme ça. Mais il n’y a pas d’autre option. Il n’y a rien.
Avis Favaro
Sauver votre vie en perdant un orteil.
Harish Rangan
Oui. C’est ce qu’on m’a dit, il vaut mieux le faire maintenant. Sinon, plus vous attendez, plus le problème va s’aggraver, et il va atteindre les os et le reste du corps.
Avis Favaro
Et un an et demi plus tard...
Harish Rangan
Un an et demi.
Avis Favaro
... pas très longtemps après...
Harish Rangan
Oui.
Avis Favaro
... il y a un problème avec votre jambe. Où cela a-t-il commencé? Et comment, pourquoi...
Harish Rangan
Mon pied a été touché aussi.
Avis Favaro
Oui.
Harish Rangan
Et c’est la même chose, au début c’est juste un petit bouton, puis ça prend de l’ampleur. Et l’enflure devient tellement importante que mon pied a l’air de faire presque 4 fois sa taille. Je dois aller à l’hôpital.
Avis Favaro
À l’urgence.
Harish Rangan
Je vais à l’hôpital et on me confirme que c’est infecté. Exactement la même histoire. Et on me dit qu’il n’y a rien à faire, cette fois; il faut amputer la jambe.
Avis Favaro
Oh!
Harish Rangan
J’ai donc attendu au moins 5 jours en continuant à dire non. Et j’ai dû voir différents médecins.
Avis Favaro
Pourquoi avez-vous dit non?
Harish Rangan
Parce qu’en fait, je me disais que c’était ma jambe, et qu’il serait extrêmement difficile de vivre sans. Si j’abandonnais, si je perdais ma jambe, c’est comme si toute ma vie s’envolait. En gros, je ne pourrais plus rien faire, je ne pourrais plus marcher. Mon mode de vie changerait du tout au tout.
Avis Favaro
Lorsque vous vous êtes réveillé après l’opération et que vous avez dû sentir votre jambe.
Harish Rangan
Oh, oui. C’est la pire des scènes. Quand je vois ma jambe, il y a 52 points de suture, et toute la jambe sous le genou a disparu. C’est épouvantable. Cette fois-là , j’ai pleuré, en fait.
Avis Favaro
C’est très compréhensible.
Harish Rangan
Oui.
Avis Favaro
Je compatis, je sens à quel point cela vous a affecté.
Harish Rangan
Je sais. C’est le pire moment de toute ma vie.
Avis Favaro
Avez-vous accepté que c’était le prix à payer pour survivre aux dommages causés par le diabète?
Harish Rangan
Oui. Je l’accepte. Au fond, vous voulez vivre, ou vous voulez mourir. Et si vous voulez vivre, c’est l’option qui s’offre à vous. Vous devez le faire. Donc, quoi que disent les médecins, vous devez le faire. Alors je l’accepte.
Avis Favaro
Pensez-vous que cela a changé la façon dont les gens vous voient?
Harish Rangan
Oui, absolument.
Avis Favaro
De quelle manière?
Harish Rangan
En fait, ce sont les mêmes personnes qui se sentent un peu désolées pour moi et qui essaient ensuite de m’aider davantage. Ce n’est pas la même chose que lorsqu’on peut faire comme bon nous semble et aller où bon nous semble avec les amis. Maintenant, ils ralentissent le rythme et ne me proposent plus de partir en vacances, de faire ceci ou cela. Ça peut leur sembler difficile de faire des activités avec moi parce que maintenant je suis lent et tout ça.
Avis Favaro
L’autre question que je me pose, Harish, c’est comment cela a affecté votre capacité à travailler. Êtes-vous en mesure de travailler? Pouvez-vous faire votre travail? Ou êtes-vous en situation d’invalidité?
Harish Rangan
Non.
Avis Favaro
Quelles ont été les conséquences économiques de ce qui s’est passé?
Harish Rangan
Les conséquences sont néfastes sur le plan économique. Oui. Parce que faire le travail que je faisais avant, c’est difficile. Ce n’est pas possible de faire la même chose. En gros, vous ne pouvez pas rester debout trop longtemps, vous ne pouvez pas marcher et vous vous fatiguez trop.
Avis Favaro
Est-ce que vous travaillez en ce moment?
Harish Rangan
Donc vous êtes comme, en fait, vraiment — non. Je ne travaille pas en ce moment. Non.
Avis Favaro
C’est dur. Cela doit être très difficile.
Harish Rangan
Oui. C’est très difficile. Vraiment. J’ai essayé de nombreux endroits, mais c’est difficile. Tout le monde dit simplement que ça fait partie des exigences du travail et qu’il faut pouvoir le faire. Alors c’est dur.
Avis Favaro
Craignez-vous de devoir subir une nouvelle amputation?
Harish Rangan
J’espère que ça n’arrivera pas, mais c’est tout de même inquiétant. Ça me préoccupe, oui. Mais je prends de très bonnes précautions, je me lave les pieds fréquemment, je prends mes médicaments, je fais attention à ma consommation de sucre, je surveille ma glycémie tout le temps.
Si je ne le fais pas, je risque une autre amputation. Il faut donc être vigilant en tout temps.
Avis Favaro
Je ne saurais trop vous remercier, Harish, d’en avoir parlé.
Harish Rangan
Pas de problème. J’ai été heureux d’en discuter avec vous.
Avis Favaro
C’est un sujet difficile, car vous avez perdu une partie de votre corps à cause de cette maladie.
Harish Rangan
Oui, c’est vrai. Mais la vie continue.
Avis Favaro
Les médecins nous disent qu’environ 80 % des amputations liées au diabète sont en fait évitables, grâce à des examens réguliers des pieds permettant de détecter les plaies à un stade précoce et à un accès rapide aux soins médicaux en cas d’infection.
Notre prochain invité, le Dr Manji, dirige le Zivot Limb Preservation Centre au Peter Lougheed Centre de Calgary. Il nous expliquera comment son équipe tente de sauver des membres, littéralement un orteil à la fois.
Le Dr Karim Manji se joint à nous depuis Calgary également. Bienvenue à l’émission.
Karim Manji
Merci beaucoup de m’avoir invité.
Avis Favaro
Nous venons de parler à Harish, qui est l’un de vos patients. Ce que nous avons appris, c’est qu’il semble être l’un des nombreux Canadiens dont le diabète est diagnostiqué tardivement. Son cas est-il un exemple de ce qui se passe dans l’ensemble du pays?
Karim Manji
Il l’est. Harish est un patient diabétique qui a perdu la sensibilité de ses pieds. Parfois, les patients qui perdent la sensibilité développent une plaie et, dans son cas précis, une infection assez grave qui a entraîné une amputation majeure d’un côté.
Avant cela, il avait développé une infection dans son autre pied, le pied droit, et nous avons pu sauver son membre en l’amputant seulement des orteils. Le maintien de l’articulation de la cheville a donc été un énorme succès de notre point de vue, car il lui a permis de conserver une certaine autonomie, de continuer à conduire et de préserver sa qualité de vie.
Avis Favaro
Si une personne souffre d’une infection du pied, depuis combien de temps en général le diabète est-il présent, sans être bien contrôlé?
Karim Manji
Je dirais plusieurs années. Depuis de nombreuses années.
Avis Favaro
Qu’arrive-t-il alors lorsqu’une personne est atteinte de diabète et que celui-ci n’est pas découvert ni traité? Qu’est-ce qui se passe dans le corps pour que cela se produise?
Karim Manji
En fin de compte, le diabète et l’élévation du taux de sucre dans le sang provoquent une sorte de lésion du nerf, ce qui entraîne un engourdissement. C’est ce qu’on appelle une neuropathie périphérique. Il arrive que la quasi-totalité du pied s’engourdisse à un point tel que l’on peut marcher sur quelque chose sans s’en rendre compte. Par exemple, une aiguille. Au fil des ans, j’ai retiré un certain nombre d’aiguilles des pieds de patients qui avaient marché sur une aiguille à coudre chez eux sans le savoir, et qui avaient simplement remarqué le sang sur leur plancher.
Une fois, un bout d’os d’aile de poulet s’est retrouvé dans le pied d’un patient diabétique qui ne se doutait pas qu’il avait marché sur quelque chose. Il a simplement remarqué que son chat mâchait l’autre extrémité de l’aile de poulet, ce qui l’a amené à penser qu’une partie de l’os se trouvait dans son pied. L’engourdissement est donc profond.
Avis Favaro
Vous savez, Harish avait 51 ans. On pense généralement que les amputations concernent les personnes âgées de 60 ou 70 ans. Quelle est la tranche d’âge touchée?
Karim Manji
Je pense que ce sont les personnes de 50 à 65 ans que nous voyons de plus en plus à notre clinique. Premièrement, elles continuent à travailler. Elles sont incapables de donner suffisamment de répit à leur pied pour l’aider à guérir, de sorte que l’ulcère reste ouvert.
Nous constatons que ces patients ont parfois des difficultés à obtenir les médicaments dont ils ont besoin pour contrôler leur diabète. La situation affecte donc une certaine catégorie démographique en termes de statut socioéconomique dans notre société.
Avis Favaro
Les données montrent qu’il y a 3 fois plus d’hommes que de femmes qui finissent par être amputés.
Karim Manji
Je pense que c’est en partie dû à la fréquence à laquelle les hommes vont consulter un médecin pour lui dire qu’ils ne se sentent pas bien, qu’il y a peut-être quelque chose qui ne va pas. Ou encore à la stigmatisation liée au fait de demander à quelqu’un d’examiner son pied pour voir pourquoi il saigne, pourquoi il y a une ampoule ou pourquoi il y a une plaie ouverte.
Avis Favaro
Vous avez également souligné que ce taux est 3 fois plus élevé chez les personnes vivant dans les quartiers à faible revenu et celles ayant un faible niveau de scolarité. Il s’agit là de 2 autres conclusions du rapport de l’ICIS.
Avez-vous aussi remarqué cette tendance?
Karim Manji
Oui. Je suis d’accord. Il est possible que les activités de ces patients soient plus exigeantes sur le plan physique et qu’elles exercent une pression et une force accrues sur leurs membres inférieurs, ce qui peut entraîner une plaie.
Nous voyons donc beaucoup de patients qui sont camionneurs, beaucoup de travailleurs de la construction, beaucoup de gens dont le métier s’exerce debout. Nous luttons contre le fait que chaque pas qu’ils font empêche leur plaie de cicatriser et pourrait mener à une infection.
Comment maintenir la qualité de vie des patients et leur capacité à travailler, et les aider à guérir? S’ils subissent une amputation, comment sauver la plus grande partie possible de leur membre pour leur permettre de réintégrer la société et d’exercer leur métier?
Avis Favaro
L’une des choses que j’ai entendues de la part de la communauté médicale, c’est qu’il semble y avoir davantage d’amputations. Cela se reflète indéniablement dans les données de l’ICIS. Nous en sommes à un total de 14 000 dans la dernière année, ce qui, d’après mes calculs, correspond à 40 par jour à l’échelle du pays. N’est-ce pas?
Le nombre d’amputations augmente peut-être parce que moins de médecins de famille détectent le problème à un stade précoce, et parce qu’il n’y a pas assez de moyens de surveiller les personnes susceptibles d’avoir des blessures ou des plaies aux pieds.
Avez-vous l’impression que certaines personnes procèdent à des amputations parce que c’est plus facile et plus rapide?
Karim Manji
Je pense que l’augmentation des amputations est en partie attribuable au fait qu’il y a moins de surveillance qui est exercée par les médecins de famille, entre autres parce que l’accès aux soins est limité. Prenons l’exemple d’une personne vivant dans une région rurale de l’Alberta. Au moment où elle arrive dans un centre tertiaire à Edmonton ou à Calgary, la seule option qui lui reste est l’amputation, et peut-être même une amputation majeure.
Mais je pense aussi que ce que nous avons remarqué ici à Calgary, c’est que nos taux d’amputation ont continué à augmenter au cours de la dernière décennie, mais le ratio entre les différents types d’amputation est différent. Nous avons commencé à faire beaucoup plus d’amputations d’orteils et d’amputations partielles du pied, ce qui a permis de réduire la nécessité d’une amputation majeure, c’est-à -dire sous le genou ou au-dessus du genou.
Et c’est important, parce qu’il y a une énorme différence en matière de qualité de vie, de mobilité, de complications et même d’espérance de vie pour quelqu’un qui a subi une amputation mineure par rapport à une amputation majeure.
Avis Favaro
Les amputations coûtent cher. Les données montrent qu’il faut compter entre 25 000 $ et 45 000 $ par patient. De plus, les amputations sont coûteuses sur le plan émotionnel pour les patients. Harish parlait de dépression, de son incapacité à faire des choses.
Quel est, selon vous, l’effet de toutes ces amputations sur les personnes?
Karim Manji
Je pense que l’une des principales choses que les patients me disent est qu’ils ont perdu leur autonomie. Certains des chercheurs qui étudient la prévention des amputations estiment que si la perte d’un membre a des répercussions aussi profondes, c’est que lorsque nous avons évolué, avant de descendre des arbres, notre cerveau était en train de se développer, alors les membres étaient un élément important de notre processus d’évolution.
Les gens ont donc l’impression qu’ils ne peuvent pas se réveiller au milieu de la nuit pour aller aux toilettes parce qu’ils doivent trouver leur prothèse pour s’y rendre. Ils ne peuvent peut-être pas conduire ou porter un short sans être stigmatisés.
Le sentiment est donc qu’il y a une perte d’autonomie. Il faut faire le deuil d’une partie de votre corps avec laquelle vous êtes né. Cela peut engendrer différents sentiments et problèmes comme la dépression, et le désespoir peut s’installer.
Avis Favaro
D’accord. Le risque de décès des patients amputés est également plus élevé. Nous avons filmé un reportage il y a quelque temps et le patient a été amputé d’un membre, une jambe. J’ai appris qu’il était mort environ 3 semaines plus tard. Il y a un risque.
Karim Manji
Absolument. Après une amputation majeure, l’espérance de vie diminue considérablement. En cas d’ulcère du pied diabétique — une simple plaie au pied — l’espérance de vie est de 50 % à 5 ans. Et ce n’est pas l’ulcère qui est potentiellement la cause du décès, mais il s’agit d’un signe que le diabète a fait des ravages dans le corps humain.
Avis Favaro
Pendant qu’il est question de statistiques, l’une des autres conclusions très troublantes est que le nombre d’amputations a presque quadruplé ou quintuplé chez les personnes en situation d’itinérance, y compris celles souffrant de gelures. Et je sais que l’Alberta a été très durement touchée par cette situation.
Est-ce quelque chose que vous observez?
Karim Manji
Absolument. Le problème avec les patients qui ont souffert de gelures généralement est qu’ils n’ont pas la neuropathie d’un patient diabétique. La perte de tissu et l’infection sont très, très douloureuses. Même à l’hôpital, il est très difficile de contrôler la douleur parce que les nerfs fonctionnent encore.
Au cours des 2 dernières années, le nombre d’amputations dues à des gelures a augmenté de façon considérable dans la population itinérante à Calgary.
Avis Favaro
Vous tentez une approche pour sauver les membres. Si quelqu’un a une blessure, vous essayez de déterminer ce qu’il faut faire pour protéger au mieux ses membres.
Quel est votre objectif? Et que constatez-vous avec votre équipe?
Karim Manji
Ce que nous avons fait ici à Calgary, c’est mettre en place une équipe basée sur les directives mondiales concernant le pied diabétique. Cette équipe comprend un chirurgien du pied et un chirurgien vasculaire. Notre objectif est de détecter rapidement l’ulcération ou la plaie et de la faire cicatriser le plus rapidement possible.
Malheureusement, il arrive que des patients se présentent avec une infection trop avancée, peut-être jusqu’à l’os, et qui a causé beaucoup de dégâts dans le pied. À ce stade, notre objectif est de retirer le tissu infecté et de permettre au patient de retrouver un pied fonctionnel.
Avis Favaro
Qu’est-ce que cela signifie? Il ne s’agit pas d’une amputation, mais d’une ablation de la partie infectée?
Karim Manji
Juste la partie infectée, mais pour leur laisser un pied fonctionnel.
La compréhension de la mécanique du pied, de l’emplacement des tendons et des os et de leur fonctionnement permet au chirurgien du pied de déterminer comment le pied fonctionnerait s’il en manquait une partie. Dans certains cas, il faut enlever tous les orteils ou les têtes métatarsiennes, ce qui constitue une amputation transmétatarsienne.
Avis Favaro
Vous enlèveriez la moitié avant du pied?
Karim Manji
La moitié antérieure du pied. C’est ainsi que nous avons procédé pour Harish. Et il a toujours l’articulation de la cheville. Il a encore ses principales articulations de l’arrière-pied. Il est capable de marcher avec une chaussure normale et une semelle intérieure avec un petit coussin à l’extrémité du pied. Cela lui permet de marcher en sollicitant moins son cœur.
Quand on ampute la jambe sous le genou, la demande cardiaque augmente. L’objectif de notre centre est de préserver le membre et de s’assurer qu’il continue de remplir une fonction pour le patient afin de maintenir son autonomie, de réduire la pression sur son cœur et d’améliorer sa qualité de vie.
Il n’est pas toujours nécessaire d’amputer tous les orteils. Parfois, il suffit d’en enlever un ou 2. Il existe de nombreuses options chirurgicales différentes pour sauver le pied diabétique, en fonction de la situation.
Avis Favaro
Oui. Vous utilisez l’expression « toe and flow ».
Karim Manji
Oui. Le terme « toe and flow » a été inventé par David Armstrong, l’un des chefs de file mondiaux dans le domaine du pied diabétique. Il a constaté que les équipes qui reposent sur le modèle « toe and flow » sont parmi les plus efficaces. Le mot « toe » fait référence au chirurgien podiatrique, c’est-à -dire le chirurgien du pied, et le mot « flow » fait référence au chirurgien vasculaire, c’est-à -dire celui qui aide à rétablir la circulation sanguine. C’est donc sur le modèle « toe and flow » que repose notre clinique.
Avis Favaro
Et vous êtes le chirurgien podiatrique...
Karim Manji
C’est exact.
Avis Favaro
... dont beaucoup de Canadiens n’ont probablement jamais entendu parler. Qu’est-ce que c’est? Vous êtes médecin. Vous êtes chirurgien. Il s’agit d’une spécialité unique.
Karim Manji
Oui. Je suis chirurgien podiatrique. J’ai suivi ma formation en podiatrie aux États-Unis. Il s’agit donc d’une profession unique. Ce n’est pas quelque chose qui existe partout au Canada. La profession n’existe officiellement que dans certaines provinces comme la Colombie-Britannique et l’Alberta. L’Alberta dispose d’un modèle de financement public qui permet cet accès aux soins, et nous montrons qu’un investissement dans cette spécialité précise a permis d’améliorer les résultats pour les patients atteints de diabète.
Avis Favaro
Dites-moi quels sont les résultats, car vous avez testé cette approche d’équipe.
Karim Manji
Nous avons examiné le nombre d’amputations pratiquées dans le système de santé de l’Alberta il y a une dizaine d’années. Nous avons étudié la situation à l’échelle de la province et nous avons constaté qu’à Calgary, le modèle « toe and flow » a permis de réduire les taux d’amputation majeure de 45 %. C’est énorme.
Avis Favaro
C’est impressionnant.
Karim Manji
Notre étude la plus récente a montré qu’en plus de réduire le nombre d’amputations majeures, nous avons également pu réduire le nombre d’hospitalisations des patients diabétiques. Cette réduction est de l’ordre de 30 %.
De plus, si vous êtes admis à l’hôpital, la durée de votre séjour sera réduite de 21 %. Non seulement nous sauvons le membre, mais les patients restent moins longtemps à l’hôpital que dans d’autres régions de l’Alberta.
Avis Favaro
Qu’en est-il des comparaisons à l’échelle du Canada?
Karim Manji
Il est difficile de...
Avis Favaro
Divers programmes sont testés avec des approches légèrement différentes à Toronto et au Québec.
Karim Manji
Effectivement. D’après mon expérience, la difficulté réside dans le fait que nous ne disposons pas d’une méthode claire pour recueillir les données dans l’ensemble du pays. Et je pense que c’est ce que l’ICIS nous a vraiment aidés à clarifier.
Si nous comparons notre prestation de soins, notre modèle, à d’autres endroits au Canada, je dirais que la meilleure façon de le faire serait d’examiner nos ratios d’amputations hautes par rapport aux amputations basses.
Avis Favaro
Qu’est-ce qu’une amputation haute ou basse?
Karim Manji
Le ratio en question correspond au nombre d’amputations hautes, c’est-à -dire au-dessus de la cheville, divisé par le nombre d’amputations basses, c’est-à -dire sous la cheville. Ce chiffre indique la fréquence à laquelle un patient subit une amputation majeure par rapport à une amputation mineure.
Avis Favaro
D’autres autorités compétentes sont-elles intéressées à suivre votre exemple?
Karim Manji
Très intéressées. D’ailleurs, un centre axé sur le modèle « toe and flow » est en cours de développement à Edmonton. Il devrait ouvrir ses portes au premier trimestre de 2025.
Nous avons eu des discussions avec l’Université de Toronto et avec certains chirurgiens vasculaires de l’établissement. Nous avons discuté avec le Département de chirurgie vasculaire de l’Université d’Ottawa et cherché des moyens de créer des équipes d’après le modèle « toe and flow » partout au pays. Je pense que l’on se rend compte que c’est ce que nous pouvons faire pour contribuer à réduire les amputations majeures.
Avis Favaro
Et quelle est notre situation actuelle d’après ce que vous voyez? Pas si bonne.
Karim Manji
Pas si bonne. Je pense que nous pouvons faire mieux ici au Canada.
Avis Favaro
Je crois que le Canada s’est classé au 14e rang parmi 24 pays disposant d’un système de santé universel en ce qui concerne le taux d’amputation. Nous étions en quelque sorte dans la moitié inférieure de cette catégorie.
Sommes-nous en train de rater le coche? Ne prenons-nous pas cela au sérieux?
Karim Manji
Je crois que le sérieux est là . Je pense que les solutions disponibles n’ont peut-être pas fait l’objet d’un examen approfondi. Il me semble que nous avons une solution ici à Calgary qui doit être transposée dans tout le pays. Comment se fait-il que les taux d’amputation soient si radicalement différents à Edmonton et à Calgary? Je pense que le modèle « toe and flow » est l’élément clé.
Avis Favaro
Permettez-moi donc d’approfondir cette question. Quel est votre taux d’amputation? Et qu’en est-il à Edmonton?
Karim Manji
Le taux d’amputation majeure à Calgary est inférieur de 45 % à celui d’Edmonton. Ainsi, si vous êtes diabétique et que vous vivez dans la zone d’Edmonton, vous êtes 45 % plus susceptible de perdre un membre sous le genou à cause du diabète. C’est-à -dire que votre membre fera l’objet d’une amputation majeure sous le genou, au lieu d’être sauvé.
Calgary est donc un exemple de ce qui peut être fait. Edmonton est la norme de soins. C’est en quelque sorte ce dont nous avons parlé dans notre étude, à savoir que la norme canadienne est ce que fait Edmonton. Edmonton fournit tous les points d’accès aux chirurgiens vasculaires, aux pharmaciens, aux médecins de famille et aux médicaments. Les caractéristiques démographiques sont les mêmes. Comment se fait-il alors que le taux d’amputation soit plus faible à Calgary?
Avis Favaro
Et vous dites que c’est grâce au modèle « toe and flow ».
Karim Manji
C’est grâce au modèle « toe and flow ». Et plus particulièrement le volet axé sur les orteils.
Avis Favaro
Certains pourraient se faire l’avocat du diable et dire que vous faites la promotion de votre profession. Tout le monde n’a pas accès à l’un d’entre vous. Tout le monde n’a pas de chirurgien podiatrique dans son équipe, quelle qu’en soit la raison.
Karim Manji
C’est une bonne question. Le ministère de la Santé de l’Alberta a indiqué qu’après la mise en place d’un modèle « toe and flow », il souhaitait maintenant étudier si cela avait une incidence sur la réduction. Cela renforcera encore les arguments, ou dissipera la rumeur, selon lesquels nous changeons réellement les choses.
Avis Favaro
Pour conclure, je dirais que vous proposez une autre approche et que vous disposez de la plateforme requise en Alberta pour la mettre en œuvre. N’est-ce pas?
Karim Manji
Nous nous penchons sur ce problème depuis un certain temps et nous comprenons qu’il existe différents obstacles à l’accès aux soins que nous fournissons. C’est pourquoi nous essayons de trouver des solutions pour aider différents établissements à créer des équipes d’après le modèle « toe and flow ».
Ce que nous avons constaté, c’est que la plus grande difficulté, de notre côté, est de savoir où trouver un chirurgien podiatrique. Il ne suffit pas d’aller en chercher un. Nous avons donc créé un stage de perfectionnement. Celui-ci permet à des chirurgiens podiatriques formés aux États-Unis de revenir à Calgary, de se former pendant un an, d’apprendre comment fonctionne le modèle « toe and flow », et, avec un peu de chance, d’appliquer ce modèle à un autre endroit au Canada.
Nous venons de décerner un diplôme à notre premier participant. Un deuxième participant poursuit actuellement sa formation et nous espérons qu’il fera partie de l’équipe qui ira à Edmonton.
Le recrutement des personnes qui effectuent le stage de perfectionnement suscite donc beaucoup d’intérêt dans différentes régions du Canada. C’est en partie la façon dont nous espérons contribuer à la solution axée sur la création d’équipes d’après le modèle « toe and flow ».
Ensuite, il faut continuer à établir des ponts avec tous les différents partenaires impliqués dans la préservation des membres : Wounds Canada, Diabète Canada, l’Association médicale podiatrique canadienne, l’ICIS, les universités. Je pense que tous ces intervenants peuvent aider à faire passer le message sur la préservation des membres.
Avis Favaro
D’accord. J’aimerais vous poser une dernière question : quelle est la récompense de votre travail? Au bout du compte, qu’est-ce qui vous procure le plus grand sentiment de satisfaction? C’est un métier très difficile. On parle ici de personnes qui perdent des parties de leur corps. Qu’est-ce que vous trouvez le plus gratifiant?
Karim Manji
Certains des moments les plus heureux sont ceux où un patient guérit d’une blessure qui le faisait souffrir depuis des mois et peut à nouveau porter une paire de chaussures normale. Ce patient était sur le point de contracter une infection et de subir une amputation éventuellement, et nous avons pu empêcher que cela se produise. Il peut maintenant retourner à sa vie normale avec plus d’informations et plus d’outils pour éviter une telle situation à l’avenir. Ça rend mon travail très valorisant.
Avis Favaro
C’est bien.
Karim Manji
Je suis très honoré de faire partie de la vie de ce patient.
Avis Favaro
Très bien. Nous terminerons sur cette note. Merci beaucoup, Dr Manji. C’était intéressant.
Karim Manji
Merci.
Avis Favaro
Vous vous souviendrez que dans son entrevue, le Dr Manji a parlé des patients qu’il voit et qui n’ont pas les moyens d’acheter des médicaments contre le diabète pour contrôler leur maladie. C’est l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement fédéral affirme qu’il travaille à fournir gratuitement les médicaments essentiels contre le diabète dans le cadre de la première phase de son régime d’assurance médicaments national et universel.
Et n’oubliez pas que le diabète n’entraîne pas seulement la perte de membres. Il peut également provoquer la cécité, l’insuffisance rénale et des maladies cardiaques.
Si vous souhaitez en savoir plus sur le rapport Améliorer l’équité dans la prévention et les soins du diabète, vous trouverez l’intégralité du document en ligne sur le site i-c-i-s point c-a, ainsi qu’une foule d’information sur le travail que l’ICIS accomplit pour favoriser l’équité dans les soins de santé.
Merci d’avoir écouté cet épisode important, et n’hésitez pas à vous abonner au Balado d’information sur la santé au Canada sur la plateforme de votre choix.
Ici Avis Favaro. À la prochaine!
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Comment citer ce contenu :
Institut canadien d’information sur la santé. Sauver des vies et des membres : prévention des amputations attribuables au diabète — Harish Rangan et Dr Karim Manji. Consulté le 21 décembre 2024.
Si vous souhaitez consulter l’information de l’ICIS dans un format différent, visitez notre page sur l’accessibilité.